« Escalades dans les Alpes de 1860 à 1869 »
(Scrambles amongst the Alps)
d’Edward Whymper

dessin du Cervin par Whymper

De Saint-Michel de Maurienne au Col des Aiguilles d’Arves

Nous nous réunîmes à Saint-Michel, sur la route du Mont-Cenis, le 20 juin 1864, à midi, et le jour même, nous nous dirigeâmes par le col de Valloires, sur le village du même nom. Le faîte de ce délicieux petit passage est à près de 1050 mètres au-dessus de Saint-Michel, et de là nous eûmes une fort belle vue sur les Aiguilles d’Arve, groupe formé de trois pics de forme singulière, et qui était l’objet spécial de nos investigations. Ainsi que d’autres touristes, nous les avions vues, de bien. des points éloignés; et elles avaient toujours paru, à qui les regardait, très élevées et, presque inaccessibles; nous n’avions pu obtenir sur aucune d’elles d’autres renseignements que les quelques mots contenus dans l’itinéraire du Dauphiné par Joanne. Ayant, du col de Valloires, reconnu que, peut-être, pourrions-nous nous en approcher par la vallée de Valloires, nous nous hâtâmes d’y descendre, afin d’y trouver, pour la nuit, quelque gîte aussi rapproche que possible de l’entrée de la petite vallée qui remontait jusqu’aux Aiguilles.

À la nuit tombante, nous arrivâmes à l’entrée de cette petite vallée (vallon des Aiguilles d’Arve), et nous y trouvâmes quelques maisons situées juste à l’endroit où nous désirions qu’elles fussent. La propriétaire nous reçut avec bienveillance, et mit à notre disposition une vaste grange, sous la stricte condition qu’on n’y allumerait pas de lumière et qu’on n’y fumerait pas la pipe; dès que nous nous fûmes accordés sur le prix demandé, elle nous mena dans le chalet qu’elle habitait, y fit flamber un feu superbe, fit bouillir quelques litres de lait, et nous traita avec l’hospitalité la plus cordiale.

Le lendemain matin, nous découvrîmes que le vallon des Aiguilles d’Arve s’éloignait dans l’ouest de la vallée de Valloires, et que le village de Bonnenuit se trouvait situé, dans cette dernière, presque exactement en face de la jonction des deux vallées.

Croz: un des guides savoyards de WhymperLe 21, 3 heures 55 du matin, nous partîmes pour remonter le vallon, traversâmes des pâturages, puis un désert pierreux, profondément raviné par les eaux. A 5 heures 30, nous distinguions très nette-ment les deux Aiguilles principales, et nous constations du même coup que le ingénieurs chargés de lever la carte de l’état-major sarde avaient fait sur ce point, comme à peu près partout ailleurs, un travail absolument fantaisiste ; force nous fut de tenir conseil.

Trois questions furent posées :

1° Quelle est la plus élevée de ces Aiguilles?

2° Au sommet de laquelle devons-nous monter?

3° comment y parviendrons-nous?

Les officiers d’état-major français avaient, disait-on, donné aux deux plus élevées les altitudes suivantes : 3509 mètres, 3513 mètres mais nous ne savions pas quelles étaient celles qu’ils avaient mesurées. Joanne prétendait (mais sans spécifier si ces renseignements s’appliquaient aux trois Aiguilles) que l’ascension en avait été faite à plu-sieurs reprises, et que l’une d’entre elles, celle qui mesure 3509 mètres, était d’un accès relativement facile.

Nous nous dîmes alors : nous allons faire l’ascension du Pic qui a 3513 mètres d’altitude. Mais cette décision ne résolvait pas la seconde question. Le pic «relativement facile» à escalader, selon Joanne, était, d’après la description qu’il en donnait le plus septentrional des trois. Le nôtre devait donc être un des deux autres, mais lequel? Nous penchions en faveur de celui qui se trouvait au milieu, mais nous étions fort perplexes, car leur hauteur paraissait sensible-ment égale. Lorsque, cependant, le conseil vint à examiner la troisième question : «Comment parviendrons-nous au sommet ? » il fut admis. à l’unanimité que l’ascension était, sans aucun doute, relativement difficile par les versants oriental et méridional, et qu’il fallait con-tourner la montagne du côté septentrional.

Almer : un des guides de WhymperCe mouvement fut donc exécuté, et, après avoir gravi quelques pentes de neige extrêmement escarpées, dont la pente, par endroits, dépassait 40 degrés, nous nous trouvâmes, à 8 heures 45, dans une espèce d’entaille, ou de brèche, qui séparait l’aiguille centrale de celle qui se trouve au nord du massif. Nous étudiâmes alors le versant septentrional du pic que nous projetions d’escalader, et finîmes par conclure qu’il était à peu près impraticable. Croz, haussant ses énormes épaules, s’écria : «Ma foi ! Je crois que vous ferez bien de le laisser à d’autres! Plus explicite encore, Aimer déclara que, même pour mille francs, il ne s’amuserait pas à tenter cette escalade-là. Nous tournâmes alors nos regards dans la direction du pic le plus septentrional, et vîmes que son versant méridional paraissait plus impraticable encore que les parois nord du pic central. En conséquence, et assez à contre-cœur, nous nous accordâmes le luxe d’un repos de trois heures au sommet de notre col, car nous étions persuadés que nous nous trouvions sur un col.

Nous aurions pu avoir une idée plus mauvaise. Nous nous trouvions à environ 3200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et jouissions d’une vue fort étendue sur les montagnes de la Tarentaise; à quelque distance dans le sud-est, nous voyions le roi du massif du Dauphiné, avec lequel nous projetions de faire plus ample connaissance.

Descente du col des Aiguilles d’Arves sur les chalets de la Sausse

Trois heures ensoleillées s’écoulèrent ainsi, puis nous nous décidâmes à redescendre. Nous apercevions dans le lointain les pâturages d’une vallée, que nous supposions être le vallon, ou ravin de la Sausse, dans la direction duquel descendait une longue pente de neige. Mais des rochers à pic nous séparaient de cette pente de neige, et nous ûmes tout d’abord l’impression qu’il nous faudrait effectuer notre descente par le chemin que nous avions suivi pour la montée. Cependant, après avoir un peu exploré les environs de l’endroit où nous nous trouvions, nous finîmes par découvrir deux petits couloirs, remplis 4e filets de neige, et nous résolûmes de tenter la descente par le plus septentrional des deux. Tout escarpé qu’il fût, le chemin était sûr, car ce couloir était si étroit que nous pouvions étayer nos pieds sur l’un de ses côtés et nos épaules sur l’autre ; en outre, les derniers vestiges des neiges d’hiver, bien durcis, adhéraient au fond du couloir et nous offraient un point d’appui solide là où les rochers nous le refusaient. En une demi-heure, nous atteignîmes le haut de la grande pente de neige.

– Nous pouvons descendre en glissant ! suggéra Walker.

– Non! La pente est trop raide, répondirent les guides.

Notre ami, cependant, s’élança en se laissant glisser debout, et pendant un moment, son adresse lui permit de descendre fort rapide-ment dans cette position, mais bientôt il perdit l’équilibre et se mit à osciller sur ses jambes d’une manière qui nous faisait craindre de le voir, à chaque seconde, tomber la tête la première. Il laissa échapper son piolet qui, glissant derrière lui, escalade : un dessin de Whympervint le frapper rudement. Pendant plus de cent mètres, il dévala ainsi, côte à côte avec son piolet qui, tantôt le devançait, tantôt, ralenti dans sa course, demeurait en arrière ; enfin Walker finit par s’arrêter dans les rochers situés au bas de la pente. Nous fûmes presque aussitôt rassurés sur son compte, en l’entendant nous prier ironiquement de ne pas le faire attendre trop longtemps à l’endroit où il se trouvait.

Nous suivîmes le chemin qu’il nous avait ouvert, mais en faisant des zigzags pour éviter les petits îlots rocheux qui émergeaient hors de la neige et qui l’avaient fait trébucher. N’ayant nulle envie cependant d’imiter ses acrobaties, nous nous laissâmes glisser assis et rejoignîmes ainsi notre ami au bas de la pente. Alors, par un angle brusque, nous tournâmes à gauche, et continuâmes notre descente en suivant l’arête d’une vieille moraine très élevée. Les boues de cette ‘moraine étaient extrêmement dures, et nous étions obligés d’y tailler des marches avec nos piolets là où de grands blocs erratiques, perchés sur sa crête, nous barraient le chemin.

Guidés par le mugissement éloigné des vaches, nous eûmes promptement découvert les chalets les plus élevés de la vallée, connus sous le nom de chalets de Rion Blanc. Ils étaient habités par trois vieilles femmes qui semblaient ignorer de la vie tout ce qui ne concernait pas les vaches, et parlaient un patois barbare, presque inintelligible, même pour le Savoyard qu’était Croz. Elles refusèrent obstinément de croire que nous avions passé entre les Aiguilles.

– Ce n’est pas possible, les vaches ne pourraient pas!

– Pouvons-nous arriver à la Grave en franchissant L’arête qui est là-bas?

– Oh oui ! les vaches l’ont souvent traversée

– Pourriez-vous nous montrer le chemin?

– Pas la peine! Vous n’avez qu’à suivre les traces laissées par les vaches

Nous nous arrêtâmes un moment près de ces chalets pour examiner les flancs occidentaux des Aiguilles d’Arve; à chacun de nous, celle du centre parut aussi inaccessible de ce côté que par l’est, le nord, ou le sud. Le lendemain, d’une hauteur de 3350 mètres, nous étudiâmes de nouveau les trois Aiguilles, vues du côté du sud-est, et notre opinion demeura la même.

Du 20 au 22 juin, nous examinâmes l’Aiguille centrale sous toutes ses faces, et fîmes le tour presque complet de celle qui se trouve au sud. Nous vîmes également sous toutes ses faces, sauf sur le versant nord, celle qui se trouve au nord, celle-là même dont M. Joanne dit l’ascension relativement facile par un versant que nous ne vîmes pas; nous ne nous permettrons donc pas d’émettre une opinion sur la plus ou moins grande facilité de l’ascension, sauf cependant en ce qui con-cerne le sommet actuel. Il est formé par deux rochers en forme de cornes ou d pointes singulières, et nous ne parvenons pas à comprendre de quelle manière on peut les escalader l’une aussi bien que l’autre; nous ne serions qu’à demi surpris d’apprendre quelque jour que cette escalade n’a été faite qu’en imagination; tout comme la célèbre ascension du Mont-Blanc qu’on n’avait pas accomplie « tout à fait jusqu’au sommet, mais bien jusqu’au Montanvert!»

Peut-être bien ces trois Aiguilles seront-elles escaladées quelque jour, mais je n’ai jamais vu de cimes qui m’aient paru plus inaccessibles. Elles forment les sommets les plus élevés de la chaîne qui sépare

les vallées de la Romanche et de l’Arc. Elles se dressent un peu au nord du point de partage des eaux entre ces deux vallées, et leurs faîtes s’élèvent sur une ligne qui suivrait presque exactement la direction du Nord au Sud.

Nous descendîmes, par un fort mauvais sentier, de Rion Blanc aux chalets de la Sausse, qui donnent leur nom au vallon dans lequel ils sont situés. C’est une des nombreuses branches de la vallée qui descendent à Saint-Jean d’Arve et de là à Saint-Jean de Maurienne.

Montée au Col de Martignare vers la Grave.

paysage de montagne dessiné par WhymperDeux passages, plus ou moins connus, mènent de cette vallée au village de la Grave (sur la route du Lautaret) dans la vallée de Romanche ; ce sont le col de l’Infernet et le col de Martignare. Le premier de ces cols fut franchi en 1841, par le professeur J. D. Forbes, qui en a fait mention dans son ouvrage sur la Norvège et ses Glaciers. Le second s’ouvre au nord du premier, et les touristes ne le traversent que rarement; toutefois, comme il nous convenait mieux, nous nous mîmes en-route pour y monter le matin du 22, après avoir passé dans le foin, aux chalets de la Sausse, une nuit reposante, mais qui aurait pu être plus agréable comme confort.

Nous avions le dessein de nous rendre à la Grave (village situé sur la grande route qui va de. Briançon à Grenoble) en franchissant les montagnes, et de faire, en route, l’escalade de quelque cime suffisamment élevée pour nous offrir une vue un peu plus complète des Alpes du Dauphiné et en particulier de la grande chaîne de la Meije.

Avant de quitter l’Angleterre, une étude approfondie de l’itinéraire de Joanne nous avait démontré que la route la plus courte de La Sausse à la Grave était le Col de Martignare, et que, de la crête de ce col, il était possible de faire l’ascension d’une sommité élevée, appelée par Joanne le Bec de Grenier, et qui porte aussi le nom d’Aiguille de Goléon. Mais en étudiant la carte sarde, nous y trouvâmes marqués non pas un seul pic portant ces deux noms, mais bien deux sommets distincts; l’un, situé juste au-dessus du col – le Bec de Grenier (dont la hauteur. n’était pas indiquée), l’autre, situé plus loin à l’Est, et un peu plus au sud du point, du partage des eaux – l’Aiguille de Goléon (haute de 3430 mètres) puis un très grand glacier, le glacier Lombard, qui s’étendait entre les deux pics. D’un autre côté, la carte de l’état-major français, dont. nous avions pu voir des épreuves, non encore publiées, ne donnait ni l’un ni l’autre de ces noms; mais un pic appelé Aiguille de la Sausse (3312 mètres) y occupait la place assignée sur la carte sarde au Bec de Grenier; tandis que, plus loin, à l’est, se trouvait un second pic sans nom (3317 mètres) qui n’occupait pas du tout la position donnée à l’Aiguille de Goléon, dont, pas plus que du glacier Lombard, il n’était trace où que ce fût. Tous ces renseignements étaient confus et peu satisfaisants ; mais comme nous étions convaincus de pouvoir escalader l’une des pointes qui s’élèvent à l’est du col de Martignare nous résolûmes de prendre ce col pour base de nos opérations.

Nous quittâmes les chalets à 4 h. 15 du matin. Nous nous dirigeâmes tout d’abord vers l’extrémité supérieure du ravin, puis doublâmes un long contrefort, et enfin grimpâmes dans la direction du Col de Martignare, mais avant d’en atteindre le sommet, il nous fallut faire encore de longs zigzags avant de pouvoir reprendre noire route en ligne droite. A 6 heures du matin, nous étions parvenus au point de partage des eaux, et pendant quelque temps, nous suivîmes, dans la direction de l’est, la ligne de faîte du col ; nous dûmes nous en détourner un peu vers le sud pour éviter une aiguille secondaire d’assez belles dimensions, qui nous empêchait de piquer droit vers la sommité que nous projetions d’escalader. À 9 heures 15, l’escalade en était terminée, et de la sommité où nous nous trouvions, d’un regard, nous pouvions embrasser la configuration de la contrée qui s’étendait à nos pieds.

Observation de la Meije depuis les Aiguilles de la Sausse

Nous avions été fort bien inspirés dans le choix de notre sommet. Sans parler de ses autres avantages, il nous- offrait une vue superbe sur la chaîne dont le point culminant est le pic de la Meije (3987 mètres) que les touristes désignent ordinairement sous le nom d’Aiguille du Midi de la Grave.

Vue du village de la Grave, cette montagne excite à juste titre l’admiration de tous ceux qui la contemplent; c’est une des plus belles vues que présentent les grandes routes des Alpes. Seule l’Orteer Spitze, vue du Stelvio, peut en fait être comparée à la Meije, et les opinions de la plupart des voyageurs qui ont admiré les sites penchent en faveur de la première. Mais on n’est pas plus capable d’apprécier, de la Grave, les proportions majestueuses de l’Aiguille de la Meije, que de comprendre l’admirable symétrie du dôme de Saint-Paul, quand on le voit du cimetière. Pour la voir dans toute sa beauté, il faut être placé à une plus grande distance et à une plus grande hauteur

Je ne tenterai pas de décrire la Meije. Les mêmes mots et les mêmes phrases doivent être employés pour décrire bien d’autres montagnes; leur répétition devient fastidieuse, et on se sent d’ailleurs découragé à la pensée qu’aucune description, si exacte et si étudiée soit-elle, ne peut donner une idée même approximative de la réalité.

La Meije, cependant, mérite mieux qu’une simple mention. C’est la dernière des grandes sommités des Alpes qui n’ait pas encore été foulée par le pied de l’homme, et il serait difficile d’exagérer les difficultés que présentent ses arêtes dentelées, ses glaciers torrentiels et ses effroyables précipices. Mais ce serait tenter l’impossible que de vouloir décrire ces merveilles sans le secours du crayon, ou du pinceau, de même qu’on ne saurait exprimer par des mots la grâce d’une tourbe, la splendeur d’une couleur, ou l’harmonie d’un son.

Pendant notre station au sommet de l’Aiguille de la Sausse, notre attention se concentra sur un point qui nous faisait exactement vis-à-vis, sur une entaille, ou une brèche, qui s’ouvrait entre la Meije et la montagne appelée le Rateau. C’était en fait pour étudier cette brèche que nous avions fait l’ascension de l’Aiguille. Elle avait tout à fait l’aspect d’un véritable col. Personne ne l’avait jamais traversée, bien qu’elle présentât un passage tout indiqué; aussi, les gens du pays l’appelaient-ils très justement : la Brèche de la Meije.

J’avais, en 1860 et en 1861, remarqué cette espèce de col, mais, à cette époque, l’idée de la franchir ne m’était pas venue. Nous ne la connaissions que par une reproduction photographique de la feuille 189 de la grande carte de France, feuille non encore publiée, et que M. Tuckett avait bien voulu mettre à notre disposition. D’après cette carte, il était évident que, si nous réussissions à traverser la Brèche, nous aurions suivi la route la plus directe entre le village de la Grave et celui de la Bérarde, et que, par cette route, la distance entre ces deux villages serait d’un tiers moins longue que par la route ordinaire qui traverse les villages de Freney et de Vénosc.

Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il que personne avant nous n’ait essayé de franchir cette brèche. La raison en est fort simple le versant méridional de la vallée (vallon des Etançons) est inhabité, et la Bérarde elle-même est un misérable hameau, sans intérêt, sans commerce et presque sans population. Si nous voulions traverser ce col, c’était tout simplement parce que nous avions l’intention de faire l’ascension de la Pointe des Ecrins, dont la Bérarde était l’en-droit habité le plus rapproché.

De l’Aiguille de la Sausse, la traversée de la Brèche nous paraissait présenter de: très grandes difficultés. Nous ne. pouvions, selon toute apparence, l’approcher que d’un seul côté. Nous distinguions au sommet. du passage une haute muraille de neige congelée ou de glace, si raide qu’elle devait être de la glace, protégée à sa base par une large crevasse qui la séparait des champs de neige situés au-dessous. En regardant un peu au-dessous, nous distinguions des champs de neige dont les ondulations aboutissaient par leur. partie inférieure à un grand glacier. Ces champs de neige ne paraissaient présenter aucune difficulté, mais il n’en était pas de même du glacier qui était comme labouré en tous sens; dans quelques endroits, d’énormes crevasses semblaient le traverser d’un bord à l’autre.

Comment même parvenir jusqu’à ce glacier? À sa base, il se terminait brusquement par un rocher à pic, par-dessus lequel il devait déverser périodiquement des avalanches, comme en témoignait une vaste couche de débris de forme triangulaire, amassée au-dessous. Impossible. de nous aventurer de ce côté, il fallait donc attaquer le glacier par le flanc. De quel côté? Pas par le côté ouest ; personne ne serait parvenu à escalader de pareils escarpements. Ce ne pouvait donc être que par les rochers de l’est, qui avaient- eux-mêmes l’apparence de roches moutonnées.

Nous descendîmes donc rapidement vers la Grave, pour savoir ce que Melchior Anderegg, qui venait justement de traverser ce village avec la famille de notre ami Walker, pourrait avoir à nous conseiller sur l’expédition que nous projetions de faire. Qui était Meichior Anderegg? Ceux qui me posent cette question n’ont sûrement pas voyagé dans les Alpes suisses, à l’époque dont je parle; car, alors, son nom y était aussi célèbre que celui de Napoléon. Meichior, lui aussi, était un empereur, un véritable prince parmi les guides. Son empire à lui c’était les glaces éternelles, son sceptre un piolet.

Melchior Anderegg, plus familièrement et plus généralement connu sous son seul prénom de Melchior, était né à Zaun, près de Meiringeti, le 6 avril 1828. Ce fut Hinchdiff, dans sa petite notice intitulée : Mois d’été dans les Alpes, qui révéla son nom au public. En 1855, Melchior était préposé au nettoyage des bottes à l’hôtel du GrimseL Quand, à cette époque, il accompagnait quelque expédition, c’était au bénéfice de son patron, le tenancier de l’hôtel; Melchior n’avait droit qu’au pourboire. En 1856 il alla à l’auberge de Schwarenbach sur la Gemmi, où il employait son temps à sculpter de menus objets de bois qu’il vendait aux touristes. En 1858 il entreprit de nombreuses excursions avec MM. Hinchcliff et Stephen, et leur prouva qu’il possédait au plus haut degré une adresse rare, jointe à un courage indomptable et à un caractère admirable. Depuis lors sa réputation s’était établie, et pendant longtemps, il n’y eut pas de guide plus recherché Il était d’habitude retenu une année à l’avance. Aucun accident n’est jamais arrive, que je sache, aux voyageurs dont il a été le guide. Ainsi que son ami Almer, c’était ce qu’on pouvait appeler un homme sûr, et c’est le plus grand éloge qu’on puisse accorder à un guide de premier rang.

La brèche de ma Meije

Le lendemain matin, à 2 heures 40, nous quittâmes la Grave, traversâmes la Romanche quelques minutes après notre départ, et à 4 heures, nous avions atteint la moraine de la branche orientale du glacier, qui descend de la brèche. Les rochers que nous projetions d’escalader se dressaient entre les deux bras de ce glacier et nous paraissaient toujours aussi polis et compacts. À 5 heures, nous les avions atteints et reconnaissions que leur apparence, de loin, nous avait tout à fait trompés. On n’aurait pas pu rêver d’escalier plus commode; l’aspect poli qu’ils présentaient à une certaine distance, provenait simplement de leur extraordinaire solidité.

En une heure nous nous étions élevés au-dessus de la partie la plus crevassée du glacier, et commencions à chercher un chemin qui nous y amenât. Juste à l’endroit où elle pouvait nous être utile, nous découvrîmes une plaque de vieille neige, et au lieu de gagner le glacier par quelque escalade aventureuse, nous passâmes des rochers sur la glace aussi facilement que par un pont. À 6 heures et demie, nous étions au centre du glacier, et les habitants de la Grave, sortis en masse sur la route, nous suivaient, des yeux avec stupéfaction, en constatant que leurs prédictions se trouvaient démenties. Ils pouvaient en effet ouvrir de grands yeux, car notre petite caravane, semblable de loin à une file de fourmis montant sur un mur, s’élevait de plus en plus haut, sans aucune hésitation, et sans aucune halte. Plus haut nous grimpions, plus l’escalier devenait facile. Les pentes diminuaient et nous accélérions le pas. Quand à 7 heures 45, nous aperçûmes le sommet de la Brèche, nous nous y élançâmes avec furie comme sur une brèche ouverte dans la muraille d’une forteresse. Nous escaladâmes, en un dernier effort, la pente raide qui domine le fossé, et à 8 heures 50, nous atteignions la petite entaille, à 3369 mètres d’altitude. La Brèche était conquise; nous avions gravi 1700 mètres en cinq heures un quart.

pages 90 à 100 de la traduction française,

éditée en 1912 par la librairie A. Jullien, Genève

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